François d'Assise : le Saint qui communiait avec la Nature
François d'Assise, saint patron des animaux et fondateur de l'écologie moderne, prêchait l'amour de toute la Création, l'amour de la Nature. En 1979, le pape Jean-Paul II l'élève au rang de "patron céleste des tenants de l'écologie", car "il adorait la nature comme un don merveilleux fait par Dieu au genre humain". Il avait "une sensibilité particulière pour les toutes les œuvres du Créateur".
Cette dimension spirituelle est résolument appuyée sur une transcendance. Nous sommes frères et sœurs en tant que créatures de Dieu. Mais l'Homme, tout animal qu'il est, garde la particularité d'être « à l'image de Dieu ». Or, cela définit exactement le crime du « spécisme » : « un ensemble d'idées défendues par les êtres humains afin de justifier et de perpétuer leur domination sur les animaux. […] Cette éthique animale idéologique d'Occident est fondée sur le judaïsme et l'Antiquité grecque, dont le christianisme est la synthèse. » Idée inadmissible pour les antispécistes comme pour les vegans.
François a progressivement la sensation que la nature autour de lui est vivante. Il parle aux oiseaux en les invitant à louer Dieu, comme Giotto le peint dans une fresque célèbre. Cette scène est saisissante car elle implique que les oiseaux existent comme des individus pour François et qu'ils peuvent avoir une relation avec Dieu. La première Journée mondiale des animaux a lieu en 1931, le 4 octobre, fête de saint François d'Assise. Ce patronage va de soi. Son plus célèbre poème, le Cantique de frère soleil, est dans la droite ligne du psaume 148 qui appelait les astres et les éléments, la faune et la flore, les vieux et les jeunes, à louer Dieu.
Dans sa vie même, le Poverello prêche aux oiseaux. Il règle le problème de la cohabitation du loup et des populations avec huit cents ans d'avance (l'histoire du « loup de Gubbio »). Il évite de marcher sur les vers de terre pour ne pas les écraser. Il rachète à des bergers des moutons destinés à la boucherie. Par bien des aspects, son comportement pourrait être celui d'un militant écolo.

François d'Assise prêche aux oiseaux
« Un jour que François parcourait la vallée de Spolète, (…) il vit rassemblés un grand nombre d'oiseaux de toutes espèces (…) il les invita à écouter la parole de Dieu. Et il leur parla donc, comme s'ils avaient pu le comprendre. Et entres autres choses, il leur dit :
« Mes frères les oiseaux, vous avez bien sujet de louer votre créateur et de l'aimer toujours ; Il vous a donné des plumes pour vous vêtir, des ailes pour voler et tout ce dont vous avez besoin pour vivre. De toutes les créatures de Dieu, c'est vous qui avez meilleure grâce ; il vous a dévolu pour champ l'espace et sa simplicité ; Vous n'avez ni à semer, ni à moissonner ; il vous donne le vivre et le couvert sans que vous ayez à vous en inquiéter. »
A ces mots, comme il le raconta ensuite lui-même et comme le racontèrent aussi les Frères qui étaient présents, les oiseaux firent signes qu'ils avaient compris et qu'ils étaient heureux de ce qu'ils venaient d'entendre, allongeant le cou, déployant leurs ailes, ouvrant le bec et le regardant attentivement. » (Première vie de Thomas de Celano, 58)
François d'Assise sauve des agneaux
« Une autre fois, comme il passait par la même Marche et que le même frère l'accompagnait avec allégresse, il rencontra un homme qui portait au marché, pour les vendre, deux agnelets pendus et attachés dans son épaule. Ayant entendu les agneaux bêler, le bienheureux François eut les entrailles bouleversés, s'approchant, il les toucha, montrant un sentiment de compassion comme une mère sur son fils en pleurs. Il dit à l'homme : « Pourquoi tourmentes-tu mes frères agneaux en les tenant ainsi pendus et attachés ? » L'autre répondit : « Je les porte au marché pour les vendre : j'y suis forcé par le besoin que j'ai de leur prix ». Le saint dit : « Que va-t-il leur arriver ensuite ? » Il répondit : « les acheteurs les tueront et les mangeront. » Certes non ! répondit le saint. Pas de cela ! Mais prends pour paiement le manteau que je porte et accorde-moi les agneaux ! » Avec allégresse, l'autre donna les agnelets et reçut le manteau, car le manteau valait beaucoup : le saint l'avait reçu en prêt ce jour-là de la part d'un homme fidèle afin de chasser le froid. » (la Vie du bienheureux François par Thomas Celano)
François d'Assise se rend dans le village de Gubbio où il trouve une communauté effrayée par les attaques d'un loup qui tuait le bétail. Partant à la rencontre de l'animal, il s'adresse à lui, l'appelant « Frère loup », parvient à l'apaiser et le loup se jette à ses pieds, subjugué par ses paroles. La légende voudrait que la bête, pour promettre de ne plus jamais attaquer la ville, soit venue déposer sa patte dans la main que lui tendait François, qui mit ses méfaits sur le compte de la faim et lui pardonna. Le loup, devenu alors pacifique, aurait vécu parmi les habitants qui lui offrirent à manger, passant de maison en maison sans que personne ne le craigne. Il mourut de vieillesse et tout le village le regretta.
Un jour en chemin, François voit un villageois qui va vendre deux agnelets à la foire, afin qu'ils soient tués. Les animaux, pendus dans son dos, bêlent. François se prend de pitié pour les animaux et les échange contre son manteau, puis les rend au villageois s'il accepte de les garder sans le tuer. (voir l'extrait ci-dessous).
Pas de propriété sur les animaux
François d'Assise cherchait à se libérer de la propriété et à vivre dans la pauvreté. Il souhaitait que ni lui, ni ses compagnons ne possèdent quoi que ce soit. Cette règle est écrite dans la règle fondant l'ordre franciscain. Elle s'étend aux animaux. Il n'était pas question que les franciscains possèdent des animaux. « J'enjoins à tous mes frères, tant clercs que laïcs, qui vont par le monde ou qui demeurent dans les lieux , de n'avoir aucune bête en aucune manière, ni chez eux, ni chez autrui, ni d'aucune manière. Et qu'il ne leur soit pas licite d'aller à cheval, s'ils n'y sont pas contraints par la maladie ou une grande nécessité » (Règle et vie des frères). L'idée de l'appropriation lui était étrangère, et encore plus l'accumulation des biens qui caractérise les existences d'aujourd'hui.
François n'était, semble-t-il, pas végétarien dans une période où le rapport à la viande était très différent d'aujourd'hui, car la nourriture n'était pas abondante et la viande était rare.
Le fondateur de l'écologie moderne
Outre ces scènes, et de nombreuses autres, François d'Assise est célébré comme le fondateur de l'écologie moderne car il écrit à la fin de sa vie le Cantique des créatures. Dans cet hymne de louange, un des premiers écrits de l'histoire en langue italienne, il rend grâce pour sa Sœur l'eau « précieuse et chaste », son frère le Feu « beau et joyeux et robuste et fort », ses sœurs la Lune et Etoiles « claires, précieuses et belles », sa sœur « notre mère Terre, laquelle nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l'herbe ». François d'Assise étend la notion de sœurs et de frères aux êtres de la nature.
Le pape actuel s'appelle François, pour suivre les pas de Saint François d'Assise
La vie de François d'Assise continue de susciter l'intérêt. Elle irrigue encore de nombreux courants religieux. Le dernier pape Jorge Mario Bergoglio a pris comme nom « François » en référence à François d'Assise. Il a écrit l'encyclique Laudato Si, reprenant ainsi les premiers mots du Cantique des créatures de François d'Assise. « François est l'exemple par excellence de la protection de ce qui est faible et d'une écologie intégrale, vécue avec joie et authenticité. » « Pour lui, n'importe quelle créature était sa sœur, unie à lui par des liens d'affection. Voilà pourquoi il se sentait appelé à protéger tout ce qui existe. Son disciple Saint Bonaventure rapportait que, « considérant que toutes les choses ont une origine commune, il se sentait rempli d'une tendresse encore plus grande et il appelait les créatures aussi petites soient-elles, du nom de frère et de sœur ». (Laudato Si, 10).
Certains voient dans François d'Assise un mystique, un homme très sensible et romantique, qui a cherché à mettre des mots, « frères et sœurs », sur des impressions personnelles. D'autres pensent que François est le premier des chrétiens à avoir touché du doigt l'évidence que la nature et tous les êtres de la nature existent en soi et que les mots « frères et sœurs » confirment leur vraie individualité.
Cependant, témoins du rayonnement de saint François d'Assise, bien des organisations animalistes lui rendent hommage. Contactée par BV, Anissa Putois, responsable communication et campagnes de PETA France, nous répond : « Saint François d'Assise était un exemple de compassion pour les animaux, qu'il appelait "nos frères et sœurs sous Dieu". » PETA a, d'ailleurs, nommé le pape François « personnalité de l'année » en 2015 suite à la publication de Laudato si' mais lui reproche de ne pas assez suivre l'exemple franciscain puisque, nous dit Anissa Putois, « l'Église catholique continue d'être très présente dans le monde de la corrida, entretenant un lien fort avec cette pratique barbare d'un autre temps ».
Quant à l'organisation officielle du 4 octobre, World Animal Day, elle répond à BV que le lien avec saint François d'Assise existe toujours et met en avant que « des bénédictions d'animaux dans les églises ont toujours lieu le 4 octobre dans le monde entier », dont le site en relaye quelques-unes. En effet, si elles peuvent avoir lieu à diverses dates, le 4 octobre reste un jour privilégié pour les organiser. La Journée mondiale des animaux garde un lien avec saint François d'Assise et on ne peut que se féliciter que ce patronage perdure.
François d'Assise a été canonisé 2 ans après sa mort.
Chrétiens ou pas, François d'Assise peut nous inspirer aujourd'hui. Apprenons à parler des êtres de la nature comme des sœurs et des frères et à regarder la nature avec émerveillement.
Les animaux peuvent-ils nous aider à devenir des saints ?
La question pourrait sembler naïve pour certains, et pour d'autres, un brin provocante. Pourtant, si on examine les noms des saints et mystiques ayant lié avec leur « frère » animal une amitié exceptionnelle, la question paraît moins saugrenue. Saint Serge et son ours, saint François et les oiseaux, saint Roch et son chien... Derrière ces « têtes d'affiche » se cachent aussi pléthore de chrétiens qui, en se rapprochant du Créateur, se sont liés avec ses créatures. « Sans doute est-ce dû au fait qu'un saint prend au sérieux la Création par amour pour le Créateur », souffle Tugdual Derville, fondateur d'Alliance Vita et auteur du livre Animaux dans l'Évangile (2010, Salvator). Un constat que partage Jacqueline Kelen, auteure du passionnant ouvrage intitulé Les compagnons de sainteté (Cerf, 2020). « Jésus nous dit : "Tout ce que vous avez fait à l'un des plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait"... Nous avons parfois tendance à oublier que le plus petit de nos frères, c'est aussi le plus modeste des animaux que nous croisons sur notre route, c'est la petite mouche que sainte Thérèse veut épargner alors qu'elle l'embête », rappelle l'écrivaine.
Cette relation étroite entre l'homme et l'animal est présente dans le récit de la Genèse. « L'animal et l'homme sont créés le même jour, le sixième », fait observer le frère capucin Éric Bidot. Si l'homme est le seul à être créé « à la ressemblance de Dieu », il doit reconnaître les êtres inférieurs comme bons et beaux et leur prêter sa voix pour exprimer la louange au Créateur. « Car l'existence des animaux en elle-même est louange, mais seul l'homme peut l'exprimer et l'adresser directement au Créateur », souligne le religieux qui vient de signer La création retrouvée, l'écologie selon saint François (Emmanuel, 2021).
Un rempart à l'orgueil
La présence animale – plus ou moins discrète et plus ou moins éloignée – aux côtés de l'homme est même pour certains un rempart contre l'orgueil. « Je remarque que les animaux ont cette capacité à attendrir les cœurs », confie Jacqueline Kelen, expliquant que le curé d'Ars disait d'ailleurs qu'ils humanisaient les cœurs des hommes en les éveillant à la contemplation d'une part mais aussi à la compassion et à l'humilité. Comment ne pas s'émerveiller du spectacle d'une parade nuptiale de paon ? Comment ne pas être fasciné par les cohortes de milliers d'étourneaux volant à l'unisson ? Par ces saumons capables de remonter des centaines de kilomètres d'une rivière pour frayer ? « Ces prouesses inimaginables et cette complexité déployée par le vivant – notamment à travers les lois de la prédation - nous laissent bien humbles », résume Tugdual Derville.
Dans ce catalogue prodigieux, le chrétien pourra puiser d'innombrables enseignements. Certains animaux sont connus pour vivre instinctivement des vertus que les disciples du Christ peinent à pratiquer au quotidien. On pense évidemment à la fidélité absolue d'un chien pour son maître (voir entretien p.12). On peut citer aussi l'endurance et la patience des fourmis dans leur tâche, le courage et le sens du sacrifice d'un volatile protégeant sa couvée, l'humilité de l'âne servant aux travaux, etc.
Le frère Éric Bidot rappelle d'ailleurs que saint Antoine de Padoue a lui aussi mis en évidence les qualités symboliques de nombreux animaux. Et de faire ainsi l'éloge de l'abeille : « Elle est dure à la fatigue et invite à l'endurance ; elle est colorée et peut rappeler le religieux tiède et orgueilleux ; comme l'abeille se pose sur une fleur, de même le Fils de Dieu s'est posé sur Marie avec douceur ; comme l'abeille vole autour de la ruche pour la surveiller, de même veillons sur les sens du corps et chassons les suggestions du démon ; les abeilles craignent la fumée, craignons les pensées d'orgueil, d'avarice ou d'impureté ».
« Jésus est un très fin observateur »
La Bible regorge évidemment de récits et de références à la faune. Elle cite plus de 150 animaux différents dont une trentaine pour les Évangiles. Jésus s'en sert d'ailleurs régulièrement pour enseigner ses disciples et les foules. Agneau, bœuf, serpent, renard, corbeaux, moineaux, poule, porcs, loup, vautours... la liste est bien longue ! « Jésus est un très fin observateur de la nature », relève Tugdual Derville. « Il a souvent recours à eux pour dire l'amour de Dieu pour l'homme », poursuit-il, expliquant que son enseignement ne se périme pas. « Les animaux n'ont pas changé depuis 2 000 ans. Contrairement aux êtres humains qui évoluent de génération en génération, ce que nous dit Jésus en parlant des animaux est toujours valable », souligne-t-il.
Dans les récits de saints également il est souvent fait éloge de l'animal, et notamment de sa docilité. Pourquoi ? « Pour mettre en contraste l'incrédulité des êtres humains », répond le frère Éric Bidot, qui cite en exemple l'histoire de saint Antoine prêchant aux poissons parce que les humains ne l'écoutent pas. Le capucin rappelle d'ailleurs que François d'Assise, dans une admonition, avait mis en lumière le fait que toutes les créatures sous le Ciel servent le Créateur, le connaissent et lui obéissent mieux que l'homme. « Il y a donc une contradiction tragique entre l'excellence humaine et la ressemblance divine, d'une part, et le refus de servir Dieu, d'autre part », résume le religieux. Dès lors, il n'est ni naïf, ni provocant de trouver en l'animal un compagnon de sainteté.
De toutes les histoires d'animaux qui ponctuent la légende franciscaine, la prédication aux oiseaux est sûrement celle qui a frappé avec le plus de vivacité l'imagination populaire. La scène a été représentée par de nombreux artistes qui ont épuisé leur imagination à dessiner des oiseaux de rêve dans un décor idyllique. Ils dépeignent François tantôt penché vers les oiseaux regroupés sur le sol, tantôt la tête levée vers les branches d'un arbre. C'est le seul événement représentant François avec les animaux qui soit peint par Giotto dans la Basilique majeure à Assise. La légende remonte aux origines du mouvement franciscain ; elle faisait probablement partie des histoires merveilleuses qui circulaient déjà sur le Poverello de son vivant. La tradition orale a été consignée dans six versions écrites, dont la plus primitive est la Vita prima de Celano, en 1228, reprise par Bonaventure dans sa Legenda Major, en 1263, et la plus tardive les Fioretti (vers 1380), qui reprennent pour l'essentiel le récit des Actus beati Francisci (vers 1328). Le texte de Celano, plus bref, représente la version officielle commandée et approuvée par le pape Grégoire IX deux ans après la mort de François. Celle des Fioretti, non officielle, représente une branche de la tradition qui dériverait du Frère Masséo, compagnon de la première heure, mort en 1280. Cette tradition serait demeurée longtemps sous la forme orale. La version des Fioretti, plus longue, ne manque pas d'intérêt historique malgré son caractère tardif.
Voici la scène, telle que décrite par Celano (Vita prima, 58).
Après l'arrivée de nouveaux frères, le bienheureux François prit la route et suivit la vallée de Spolète. Comme il approchait de Bevagna, il rencontra, rassemblés par bandes entières, des oiseaux de tous genres : ramiers, corneilles et freux. Sitôt qu'il les vit, il planta là ses compagnons et courut vers les oiseaux.
Son amour était si débordant qu'il témoignait même aux créatures inférieures et privées de raison une grande affection et une grande douceur. Arrivé tout près d'eux, il constata que les oiseaux l'atten- daient; il leur adressa le salut habituel, s'émerveilla de ce qu'ils ne se fussent pas envolés comme ils font d'habitude, leur dit qu'ils devaient écouter la parole de Dieu et les pria humblement d'être attentifs.
Il leur dit, entre autres choses:
« Mes frères les oiseaux, vous avez bien sujet de louer votre créateur et de l'aimer toujours ; Il vous a donné des plumes pour vous vêtir, des ailes pour voler et tout ce dont vous avez besoin pour vivre.
De toutes les créatures de Dieu, c'est vous qui avez meilleure grâce; il vous a dévolu pour champ l'espace et sa simplicité;
Vous n'avez ni à semer, ni à moissonner ; il vous donne le vivre et le couvert sans que vous ayez à vous en inquiéter.»
À ces mots, rapportent le saint lui-même et ses compagnons, les oiseaux exprimèrent à leur façon une admirable joie ; ils allongeaient le cou, déployaient les ailes, ouvraient le bec et regardaient attentivement. Lui allait et venait parmi eux, frôlant de sa tunique et leurs têtes et leurs corps. Finalement, il les bénit, traça sur eux le signe de la croix et leur permit de s'envoler. Il reprit la route avec ses compagnons et, délirant de joie, rendit grâce à Dieu qui est ainsi reconnu et vénéré de toutes ses créatures.
Il n'était pas simple d'esprit, mais il avait la grâce de la simplicité. Aussi s'accusa-t-il de négligence pour n'avoir pas encore prêché aux oiseaux puisque ces animaux écoutaient avec tant de respect la parole de Dieu. Et à partir de ce jour, il ne manquait pas d'exhorter tous les oiseaux, tous les animaux, les reptiles et même les créatures insensibles, à louer et aimer le Créateur, car à l'invocation du nom du Sauveur, il faisait tous les jours l'expérience de leur docilité.
Ce récit reprend les principaux thèmes que les biographies primitives développent dans leurs histoires d'animaux. François s'adresse aux oiseaux. Nous savons que, sur la cinquantaine d'histoires d'animaux que racontent les hagiographes, une vingtaine mettent des oiseaux en scène : faucons, hirondelles, tourterelles, rossignols, poules d'eau, alouettes, corneilles. Les récits racontent cette merveilleuse conni- vence de François avec les oiseaux. À l'Alverne, le saint apprivoise le faucon qui lui sert de réveille-matin. Il libère les tourterelles qu'on amène au marché, il invite la poule d'eau à reprendre sa liberté, il domestique des tourterelles, il convertit le renard qui dévore les poules d'un pauvre fermier, il remet à l'eau des poissons capturés et leur commande de ne plus se laisser prendre ; il chante des cantiques spirituels en alternance avec le rossignol. À plusieurs occasions, il fait taire hirondelles et autres volatiles qui empêchent ses auditeurs d'entendre sa prédication, ou qui rendent impossible la récitation des psaumes ou encore qui le dérangent dans sa méditation ou dans la dictée de sa Règle à frère Léon. Il se lie d'amitié avec un faisan qui ne veut plus le quitter; il affectionne particulièrement l'humble alouette à capuchon qui vint à sa mort chanter «une plainte joyeuse» et un «alléluia triste».
Que dire de tous ces oiseaux qui, au cours des visites de François à l'Alverne, viennent survoler son refuge et chanter tour à tour leurs mélodies annonciatrices des stigmates! Que dire encore de son fol souhait que l'on décrète une loi spéciale obligeant maires de villages et seigneurs de châteaux à ré- pandre le jour de Noël des graines le long des routes pour que les oiseaux aient de la nourriture en abondance en ce jour béni entre tous ! Et l'histoire du canard qui attaque le loup pour lui faire lâcher le bébé qu'il tenait dans sa gueule ! Et cette famille de rouges-gorges qui vivent avec les frères dans le couvent «non comme des invités, mais comme les membres de la famille». Et ces hirondelles qui dé- posent une goutte d'eau fraîche sur les lèvres desséchées de François ! Y a-t-il tableau plus idyllique que cette multitude d'oiseaux qui vien- nent l'accueillir lors de sa première montée à l'Alverne? Chantant, battant des ailes, ils se posent sur la tête du saint et sur ses épaules, ou encore sur ses genoux, ses bras et sa poitrine.
Dans toutes ces histoires pour enfants et adultes, François vit en parfaite harmonie avec des espèces d'oiseaux que nous aimons spontanément soit pour la beauté de leur plumage, soit pour l'excellence de leur chant, soit pour leur compagnonnage agréable, soit pour les qualités humaines qu'ils évoquent ou symbolisent: simplicité, innocence, gaieté, liberté, légèreté, élan, envol spirituel. Autant d'oiseaux pour lesquels nous éprouvons spontanément de l'affection, que nous nous plaisons à observer, à entendre, à nourrir et que nous tentons d'approcher et d'apprivoiser.
Le récit du Sermon aux oiseaux nous présente au contraire des volatiles peu sympathiques, à qui nous parlons volontiers le langage du fusil, que nous voulons éloigner de nos demeures, et que nous pourchassons sans répit. Le récit nous parle d'une multitude de corvidés (corbeaux, corneilles, freux, ramiers, pies, couchas, grolles, selon les variantes des manuscrits). Tous oiseaux de mauvais renoms que personne ne veut voir dans sa cour ou près de son potager. Tous oiseaux qui croassent, criaillent et vous impatientent de leur cri rauque. Tous oiseaux qui se sentent détestés et poursuivis, et qui se sauvent à la moindre alerte.
En Europe le symbolisme du corbeau ainsi que des autres corvi- dés est presque exclusivement négatif. À cause de sa couleur noire et de son aspect nocturne, le corbeau apparaît comme une figure de mauvais augure, lié à la crainte du malheur. Dans l'imagination populaire, il évoque l'image de l'homme avide, rapace, sans scru- pule ; c'est un messager de mort. C'est vers ces oiseaux de malheur que court le Poverello, émerveillé de ce qu'ils ne s'enfuient pas comme ils font d'habitude. C'est à eux qu'il adresse son premier sermon aux oiseaux. Ce détail n'est pas sans intérêt, comme nous le verrons plus loin.
Le récit rappelle les principaux thèmes qui parcourent les histoires d'animaux rencontrées dans les légendes franciscaines. D'abord ilévoque la raison profonde qui motive l'attitude de François envers les oiseaux et les animaux: «son amour était si débordant qu'il témoignait même aux créatures inférieures et privées de raison une grande affection et une grande douceur ». Si cet amour s'exprime ici en douceur et affection, elle prend aussi ailleurs le visage de la pitié, de la compassion, du souci, de l'admiration, du respect, de la non-violence, de la fraternité.
Cet amour admiratif pour les animaux comme pour les créatures en général s'inscrit dans la nature même des choses, que François trouve et belles et bonnes et utiles. Plus profondément il s'inscrit dans une association symbolique. Moralement, les bêtes peuvent servir de modèles de vie qui doivent inspirer les humains : il les aime pour leur valeur d'édification. Spirituellement, elles peuvent apparaî- tre comme des figures symboliques ou des signes du mystère du Christ : François est plein de douceur envers les agneaux parce qu'ils représentent l'Agneau de Dieu ; son amour devient compassion pré- venante envers le ver de terre qui lui rappelle le Crucifié qui n'est plus un homme mais un ver. Plus profondément au niveau religieux, son amour des bêtes et des choses inanimées jaillit d'un regard en- core plus pénétrant: les bêtes et les choses sont des créatures de Dieu. À l'instar de la Bible, François s'intéresse moins à la nature des choses, moins à ce que les êtres sont en eux-mêmes, qu'à leur origine en Dieu. Il considère la réalité non comme nature, mais comme créature. En tant que créé, le monde est entièrement dépendant de Dieu qui, comme créateur, y a laissé ses traces: vestigia Dei. Dans le liber naturae, François voit de magnifiques reflets du Dieu très Saint qui habite son cœur. Chaque créature, bête ou objet inanimé, proclament la gloire, la beauté et l'amour de Dieu. François n'est pas rivé aux choses ; son amour des créatures ne s'arrête pas à elles dans un attachement sensuel. Loin de nier leur réalité et leur beauté in- trinsèques, il s'en sert d'abord comme tremplin vers Dieu. C'est vraiment son Dieu qu'il aime, admire et glorifie en elles. Son Can- tique du Soleil en est la meilleure illustration. Il aura fallu que son cœur ait été purifié par l'ascèse et l'épreuve pour pouvoir chanter dans un détachement inconditionnel ce chant mystique.
Dans son sermon aux oiseaux, François qualifie ses auditeurs de « créatures de Dieu ». Il les voit dans leur origine ; il les voit en Dieu, jaillissant perpétuellement de son sein. Ils font partie de l'immense famille de Dieu, comme d'ailleurs les humains et l'ensemble de l'uni- vers cosmique. S'il n'y a qu'une seule famille, tous les êtres ont entre eux des liens fraternels. Aussi François appelle-t-il les oiseaux : « mes frères les oiseaux». Le beau titre de frère et de sœur sera accolé à toutes les bêtes, à toutes les réalités créées, et principalement aux autres humains. La fraternité est le lien qui relie les êtres et les maintient dans l'unité et l'harmonie. En dernière analyse, François aime les bêtes d'un amour érotique qui s'épanouit en dilection mys- tique. François aime les animaux et les fleurs pour leur bonté et leur beauté propres, mais il les aime au nom de son amour pour le Christ dont ils sont le symbole et au nom du Créateur dont ils sont des épiphanies glorieuses. Sa motivation n'est ni romantique, ni esthétique, ni écologiste, elle est purement mystique.
C'est un frère aimant, frère universel et planétaire, qui «plante ses compagnons sur la route et court vers les oiseaux». Que dis-je, un frère? Plus qu'un frère, un homme de Paix. Celano affirme que François «adresse aux oiseaux son salut habituel». Quel est ce sa- lut ? « Que le Seigneur vous donne la paix ! » Celano déclare ailleurs que François « ouvrait chacun de ses sermons par un souhait de paix avant de transmettre à l'assistance la Parole de Dieu. Cette paix il la souhaitait toujours et avec conviction aux hommes et aux femmes, à tous ceux qu'il rencontrait ou croisait sur sa route» (Vita prima, 23). C'est ce qu'il fait avec les oiseaux. François vient vers eux non comme un chasseur, un maître, un exploiteur, un ornithologue, un amant de la nature, mais comme un homme de paix, tellement pacifié intérieurement qu'il peut faire communier les autres, même les oiseaux et tous les animaux, à sa paix qui n'est autre que celle du Seigneur.
François a fait la paix en lui; il a unifié son âme divisée, il a harmonisé les poussées antagonistes de son être, il a accédé au royaume de la paix à la suite de mille luttes farouches où la chair, c'est-à-dire tout ce qui s'érige contre le soi authentique et contre Dieu, a été vaincue dans ses revendications orgueilleuses et ses pré- tentions égoïstes. Les peurs inavouées, les forces négatives, les instincts obscurs, les pulsions animales, en un mot, toutes ses bêtes ont été reconnues dans la vérité, regardées avec lucidité, et domestiquées ; la paix s'est installée en lui, mais le combat durera jusqu'à la fin.
Les rapports de François avec les animaux, c'est d'abord l'histoire de sa relation avec ses propres bêtes. Ces bêtes qu'on refoule par peur, par civilité ou par conformité à l'ordre social et moral, sont enchaînées au fond de la cage obscure de l'inconscient. Ces bêtes n'ont en soi rien de mauvais ; mais parce qu'elles ne sont pas reconnues pour ce qu'elles sont et qu'elles sont tenues en captivité, elles produisent souvent en nous des effets pervers. François n'a pas été apeuré à la pensée du « bestial » en lui. Il ne s'est pas détourné de ses bêtes, ne les a pas niées, ne s'est pas leurré sur leur pouvoir de séduction et de division. Il les a affrontées bien en face; faisant confiance en la bonté des bêtes en lui, il les a remises en liberté en les domestiquant, les apprivoisant et en les attelant au chariot de son esprit. Il a muselé et mis frère âne, c'est-à-dire son corps, à son service; il a même pacifié le loup. Qui est ce loup qui terrorise les habitants de Gubbio? Peut-être une bête féroce; partout on crie au loup. Peut-être le podestat de la ville qui écrasait et exploitait les habitants ? Peut-être les hérétiques, les Sarrasins ou les ennemis des frères? Peut-être les brigands des grands chemins ou les seigneurs qui volaient et dépouillaient les gens de leurs biens ? Peut-être même Frère Élie, Bonaventure, le Pape Jean XXII, qui ont muselé sinon écrasé le mouvement des spirituels ? Toutes les interprétations ont été tentées de cette légende du loup de Gubbio qu'on ne retrouve que dans les FiorettI.
Une chose est sûre, c'est que le loup en François a été apprivoisé ; il est devenu lui-même Frère loup. François a fait la paix avec lui-même. Entré dans la shalom de Dieu, il peut rayonner la paix et la répandre partout autour de lui. François n'est ni un pacifiste, ni un activiste de la non-violence, ni un médiateur, mais un pacifique, c'est-à-dire un homme qui suinte la paix par tous les pores de sonêtre.
Dans le récit du Sermon aux oiseaux, François quitte ses compagnons et marche vers les oiseaux en homme de Paix. Son contact transforme les désagréables et méprisés corbeaux en oiseaux dociles, attentifs, aimables, joueurs. C'est que François lui-même a domestiqué les corbeaux qui étaient en lui, qui le tenaient éloigné des gens méprisés, symbolisés par les lépreux en particulier dont il avait si grande peur et de qui il se tenait à distance. Ayant domestiqué ses forces de répulsion qui croassaient en lui, il est devenu oiseau lui- même: rossignol qui chante, alouette à capuchon, faucon qui veille à minuit. Libéré des attaches terrestres et de la pesanteur charnelle et goûtant à la légèreté de l'âme, François a pris son envol vers les hauteurs célestes. S'il est vrai que l'oiseau est le symbole de l'envol de l'âme immortelle et du vol extatique du mystique, on peut dire que François s'est transformé en oiseau de feu aux ailes de seraphim qui enflamme et soulève nos cœurs balourds, en oiseau du paradis qui murmure et chante à nos oreilles terrestres la divine cantate, et en oiseau de l'Ombrie qui, de jour et de nuit, se fait l'infatigable porte-voix de tous les oiseaux en qui et par qui la terre chante sa mélodie à la louange du créateur.
C'est donc un homme de Paix, un homme totalement pacifié et pacifiant qui s'approche des corvidés pour leur prêcher la bonne nouvelle. Si François est entré dans la shalom promise, c'est qu'il a retrouvé son innocence originelle. Cela nous conduit au troisième thème qui parcourt toutes les histoires d'animaux rencontrées dans les biographies franciscaines : c'est le thème de l'innocence primitive, du retour au paradis. Selon notre récit, ce n'est ni par charisme naturel ou talent particulier, ni au contraire par attitude enfantine ou par puérilité des «simples d'esprit», que François parle aux ani- maux, mais «c'est parce qu'il avait la grâce de la simplicité». La communion de François avec les animaux est le fruit d'une grâce ; la simplicité dont parle Celano est le dépassement de toutes les divi- sions internes et externes et l'accès à l'unité profonde de l'être, au centre ultime de soi où se fait l'expérience de l'union cosmique . Sur l'arrière-fond des mythes d'origine, il s'agit de la reconquête du paradis perdu, de l'entrée en possession de l'état primordial, du retour à l'harmonie originelle. Et sur l'arrière-fond des mythes de la fin, il s'agit de l'accomplissement eschatologique de la paix cosmique et universelle anticipée dans l'existence spatio-temporelle d'un homme.
François a recouvré la liberté totale: «il va et vient parmi les oiseaux», dit le récit. L'expression «aller et venir» signifie être en liberté. Il va et vient parmi les oiseaux comme Adam au paradis; il les frôle de sa tunique, touche leurs têtes et leurs corps. C'est la fin du règne de la peur; les oiseaux «ne s'enfuient pas comme ils font d'habitude». La sécurité engendre la joie qui est l'état de grâce découlant de la paix retrouvée. Finies la tristesse et la peine! Place à la joie ! « Délirant de joie », François va et vient parmi les corvidés sécurisés et convertis qui «expriment à leur façon leur «joie admirable en allongeant le cou, en déployant leurs ailes, en ouvrant le bec ». Victoire sur la fermeture, la crispation et le repli sur soi. Voici que des êtres recroquevillés et apeurés s'épanouissent et s'ouvrent à la vie totale, grâce à la parole de François.
Le récit de la corneille apprivoisée qui partage la vie des frères, mange avec eux et visite les frères malades, et qui à la mort de François tombe elle-même malade et meurt de tristesse, est une belle illustration de la transformation opérée chez une corneille « détestable » grâce à l'odeur de François. Dans toutes les rencontres de François avec les oiseaux et les autres animaux, le salut se produit: ou bien les animaux sont délivrés de la méchanceté humaine, ou bien ils échappent à la mort, ou bien ils retrouvent la santé, la sécurité et la liberté, ou encore ils éprouvent de la joie de vivre en paix en compagnie des humains.
Autre thème important: celui de l'obéissance des bêtes. Obéissance au commandement de François et obéissance à la parole de Dieu. Dans la plupart des récits, François — tel Adam au paradis — com- mande aux animaux et ceux-ci lui obéissent. Il ordonne aux fourmis de quitter le vieux chêne, au faucon de le réveiller pour la prière, à la tarentule de ne pas nuire aux frères, à l'araignée de défaire sa toile, à l'âne de se tenir tranquille, au daim d'arrêter de courir, au renard de ne plus toucher aux poules, au loup de faire la paix, à la louve de se départir de sa cruauté. Aux oiseaux, il commande de se taire ou de chanter, de venir ou de s'envoler. Il est à noter que dans les récits son ordre est toujours lié soit à la prédication, soit à la prière communautaire, soit à la contemplation. «Frères oiseaux, commande François, cessez donc de chanter pendant que nous louons le Seigneur. » Dans un autre récit, il ordonne aux hirondelles : «Mes sœurs les hirondelles, vous avez suffisamment parlé; mainte- nant c'est à mon tour. Écoutez la Parole de Dieu; gardez le silence jusqu'à la fin de mon sermon. Et les petits oiseaux se taisent et ne bougèrent pas de là. » Les oiseaux doivent se taire pour favoriser la prière et la méditation de François et des frères. Devant l'exigence de Dieu et de sa parole (prière, oraison, prédication), le rythme naturel doit être suspendu ; l'ordre naturel doit être assujetti à l'ordre de la grâce. L'oiseau doit suspendre son activité la plus naturelle non seulement pour rendre possible la prédication et la prière, mais encore pour se mettre lui-même à l'écoute de la Parole de Dieu. Dans le récit du Sermon aux oiseaux, par exception, François n'a pas besoin de faire taire les corvidés, il leur déclare cependant «qu'ils doivent écouter la Parole de Dieu et il les prie humblement d'être attentifs ».
Il est curieux de constater que François se comporte avec les animaux en homme qui commande, alors que dans ses propres écrits, il enjoint à ses frères d'être soumis « à n'importe quel homme de ce monde, et non seulement aux hommes, mais aux bêtes et aux fauves même, les laissant disposer d'eux comme ils veulent autant que d'en-haut leur permet le Seigneur» (Salutation des vertus, 16- 18). Cette soumission est l'exigence même de la véritable obéissance qui «confond toute volonté propre et tient le corps mortifié pour qu'il obéisse à l'esprit » (14-15). Aussi longtemps que l'homme n'est pas encore entré dans l'obéissance, il doit rester soumis à toute créature; ce n'est qu'une fois devenu obéissant qu'il devient maître du monde et qu'il peut commander aux créatures tout en leur restant soumis. L'obéissance radicale de François prend la forme d'une royale liberté; elle en fait le roi des créatures comme Adam au pa- radis; il leur commande et elles obéissent.
Les oiseaux obéissent à l'ordre de se taire, d'être attentifs et d'écouter la parole de Dieu. François leur parle et tous les oiseaux«écoutent avec grand respect la parole de Dieu»; et les Fioretti de préciser que les oiseaux «restèrent immobiles jusqu'à ce que Saint François eût fini de prêcher». Notre récit fait l'éloge de la grande «docilité» des oiseaux.
Cette obéissance des animaux et leur écoute de la parole de Dieu sont mises en contraste avec l'incrédulité des êtres humains, sarrasins ou autres, qui, eux, restent sourds et indifférents à la parole de Dieu. Plusieurs histoires d'animaux glorifient cette qualité d'écoute des bêtes dans une visée moralisatrice : dénoncer l'irrespect des êtres doués de raison. Le récit de la procession nocturne des loups et des ours à l'Alverne affirme que «le Seigneur s'était servi des animaux pour dénoncer la négligence et la paresse des frères ». La conversion des loups de Greccio et du loup de Gubbio est un reproche vivant à ceux qui refusent de se convertir. Les oiseaux qui ne sèment ni ne moissonnent sont des témoignages éloquents pour ceux qui accumulent pour l'avenir et manquent de confiance en la providence. La légende du sermon aux poissons raconte que François invita les poissons à venir écouter le sermon que les gens d'Agripoli avaient refusé d'entendre. Dans un autre récit, François « se tournant vers la foule de Rome, reproche à ces êtres intelligents et raisonnables (les habitants de Rome) de mépriser la parole de Dieu, alors que des oiseaux privés de raison l'avaient reçue avec grande joie». Et que dire du récit de l'agnelet qui «durant la célébration des Saints Mystères, au moment de l'élévation, ployait les genoux et inclinait la tête en signe de révérence », sinon qu'il est raconté « pour donner une leçon aux distraits ou indifférents», et dans un autre cas, pour «inciter les gens à entourer la religion du plus grand respect».
Tous ces textes hagiographiques sont un lointain écho de la cinquième admonition de François où il est écrit : « Considère, homme, dans quelle excellence t'a placé le Seigneur Dieu : il t'a créé et formé à l'image de son Fils bien-aimé quant au corps, et à sa ressemblance quant à son esprit. Et toutes les créatures qui sont sous le ciel, cha- cune à sa façon, servent leur créateur, le connaissent et lui obéissent mieux que toi». François est éploré à la pensée que des êtres créés à l'image et ressemblance du Fils soient incapables de reconnaître le Père créateur ou, le connaissant, refusent de lui obéir. Contradiction tragique entre, d'une part, l'excellence humaine et la ressemblance divine et, d'autre part, le refus de servir Dieu. Les êtres humains doivent rougir à la vue des animaux qui, quoique privés de raison, reconnaissent le créateur. Dans son désir aussi douloureux qu'incom- pressible, François invite, supplie, exhorte, incite, implore, conjure et menace de malédiction éternelle tous ceux qui sont récalcitrants à se tourner vers le Seigneur. Le chapitre 22 de la Première Règle et ses deux Lettres aux fidèles sont les plus émouvants témoins de cet immense et brûlant désir de voir tous les êtres humains honorer, servir et aimer le Très Haut et Souverain Seigneur, à l'instar des animaux et autres créatures privées de raison, qui, chacun à sa façon, servent leur créateur et lui obéissent mieux qu'eux tous. L'exemplarité est ici inversée: c'est l'animal qui devient le modèle religieux de l'être humain dont l'excellence est pourtant insurclassa- ble. François semble percevoir l'animal dans son état d'innocence et de non-culpabilité. Ce qui ne l'empêche pas de maudire exception- nellement les animaux qui adoptent les comportements cruels et déviants : la truie méchante qui dévore le petit frère agneau, créature innocente, qui rappelle le Christ aux hommes; et le rouge-gorge gourmand et repu qui empêche ses petits de se nourrir. Ce qui montre que les animaux ont eux aussi besoin de rédemption.
La relation de François aux animaux découle en tout premier lieu de sa mystique; elle s'enracine dans sa spiritualité. Paul Lachance a montré que, d'après les écrits de François, notamment le chapitre 23 de la Première Règle et les deux Lettres aux fidèles, la spiritualité du mystique d'Assise est trinitaire, fondée sur la divine inhabitation à laquelle tout doit être subordonné, alors que les légendes présentent une spiritualité christologique, centrée sur la vie et la passion du Seigneur. La pauvreté interne et externe que François choisit à la suite de Jésus, est conçue comme un processus de libération des désirs et comme une forme de rejet de tout pouvoir, de toute volonté de puissance et de tout esprit de possession; somme toute, comme un moyen d'émancipation de tout ce qui empêche et détruit la com- munion avec Dieu et avec les autres. Le chemin de pauvreté conduit à la non-violence, à la paix, à la fraternité universelle et à la com- munion avec toutes les créatures. Cette complète harmonie cosmique n'est pas le produit d'un sentiment naturel, mais le fruit d'un pro- cessus mystique. L'accès à l'harmonie n'est pas d'abord le fruit d'un amour spontané pour les créatures, mais le produit d'un processus de purification, d'ascèse, de renoncement extrême. Il faut comprendre les récits légendaires d'animaux dans cette perspective, comme liés à cette mystique ascétique et au style de vie érémitique qui obligeait François, le citadin, à s'adapter à un environnement terrifiant, hostile et hanté, et à la compagnie forcée des animaux sauvages. François, l'anachorète, a dû élargir jusqu'aux bêtes féroces son approche fraternelle.
La vie dans les retiros a forcé l'ermite d'Assise à la convivialité avec les bêtes. François s'est vu contraint de maîtriser ses craintes, d'apprivoiser les bruits de la forêt et de se familiariser avec les mœurs des animaux; de leur côté, les bêtes des alentours ont dûapprendre à surmonter la peur des humains. À n'en pas douter, les premières expériences érémitiques de François ont été le stimulus originel dans l'éclosion de son amour et de sa sympathie pour les animaux et dans l'élaboration d'une vision positive des créatures, en contraste avec la suspicion pathologique largement répandue envers le monde sensible, vu comme source de tentation diabolique et de perversion morale. Frères les animaux prenaient graduellement place dans son esprit à côté de Frère soleil, de Frère feu, de Sœur eau et de Mère terre. L'effort d'adaptation à ce monde sauvage et hostile devenait partie prenante de son combat spirituel. La convivialité de François envers les animaux est donc inséparable de son expérience et de son idéal de vie érémitique. Dans sa grotte, François refait l'expérience de Jésus qui, au désert, « vivait avec les bêtes sauvages » (Mc 1,13).
François, l'ermite. C'est un mystique cosmique qui descend des hauteurs de grottes solitaires pour entreprendre une campagne d'évangélisation. Que s'est-il passé dans sa vie qui ait pu opérer pareil changement? François a été longtemps hanté par la pensée et le désir de se retirer entièrement du monde pour mener une vie d'ana- chorète ; et il en avait parlé souvent à ses compagnons. En vérité, une seule chose l'empêchait d'opter résolument pour la solitude : l'exemple du Christ qui, ayant quitté la quiétude du sein du Père, avait passé sa vie sur les routes de Palestine à annoncer le Royaume.
Pour trancher doutes et tergiversations, François avait l'habitude d'ouvrir l'Évangile au hasard; il obéissait aveuglément au passage qui tombait sous ses yeux. Cette fois-ci, c'était en 1212, il s'en remit au bon jugement de deux personnes dont il estimait la qualité du discernement : frère Sylvestre et soeur Claire. C'est d'après leurs avis qu'il marcherait, ainsi en avait-il décidé. Ils lui répondirent : « Notre Seigneur veut que tu continues de prêcher, car Dieu ne t'a pas appelé seulement pour ton propre salut, mais aussi pour le salut des autres ». François obtempéra aussitôt et se mit en route vers Bevagna pour entreprendre une campagne d'évangélisation. Mû par son immense désir de partager son expérience de Dieu, de susciter la fraternité cosmique et de faire communier les bêtes à son grand mouvement d'adoration, il décide de ne plus prêcher seulement aux hommes mais aussi aux animaux. C'est alors qu'il plante là ses compagnons et court vers les oiseaux pour leur adresser la parole. Dans son intuition originale, marquée au coin d'un certain littéralisme, il découvre le sens cosmique du commandement du Seigneur : «Allez enseigner toutes les créatures.» (Mc 16,15) Non seulement les êtres humains mais toutes les créatures sous le soleil. C'est ainsi que, pour la première fois, il s'adresse aux oiseaux. Le récit du Sermon aux oiseaux précise que François « s'accuse de négligence pour n'avoir pas encore prêché aux oiseaux et qu'à partir de ce jour, il ne manquait pas d'exhorter tous les oiseaux, tous les animaux, les rep- tiles et même les créatures insensibles à louer et aimer le Créateur ».
Nous assistons ici à un changement de paradigme dans la tradition spirituelle relative aux rapports des saints avec les animaux. Jusque-là, le rapport de François était lié à son expérience mystique de type érémitique qui en était pour ainsi dire le Sitz im Leben. Dorénavant s'ajoute un nouveau contexte, celui de la vie apostolique. Aussi de très nombreux récits d'animaux prennent-ils place au cœur des tournées d'évangélisation. La convivialité de l'ermite avec les bêtes s'épanouit en source d'évangélisation des animaux. Eux aussi font partie de la création qui «attend avec impatience d'être libérée de l'esclavage et de la corruption pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu» (Rm 8,20-21). Eux aussi font partie du mystérieux dessein de Dieu sur le monde. Au début, les animaux étaient près d'Adam dans l'Éden, à la fin ils seront de quelque manière près de François dans le Règne. Les animaux ont à être évangélisés: ce ne sont pas de viles machines vivantes, mais des créatures de Dieu appelées à partager une destinée sublime.
Évangéliser les animaux, qu'est-ce à dire ? S'agit-il de les domestiquer, de les dompter, de les dresser, d'en faire des bêtes savantes, de les extraire du règne animal pour les exhausser au plan humain? S'agit-il d'ouvrir des S.P.C.A. spirituels où les animaux seraient entraînés à ployer les genoux devant le Saint-Sacrement comme dans la légende franciscaine, et les oiseaux à chanter des hymnes à la louange de Dieu? S'agit-il de parler aux animaux comme on parle à son toutou et d'apprendre quelques mots religieux à son perroquet ?
Peut-être trouverons-nous la réponse dans le Sermon aux oiseaux ? Quelle parole évangélisatrice François adresse-t-il aux corvidés ? « Mes frères, les oiseaux, vous avez bien sujet de louer votre créateur, car il vous a donné des plumes pour vous vêtir, des ailes pour voler et ce dont vous avez besoin pour vivre ». Cette invitation à la louange s'inscrit dans la profondeur de la spiritualité de frère François et de son élan mystique. François d'Assise, l'inconditionnel de la louange. Il n'y a pas de situation aussi négative qu'elle puisse être, comme la mort, la souffrance et le rejet, qui ne soit occasion de chanter la gloire du créateur. François est parvenu à une telle dépossession de soi, à une telle pauvreté purificatrice qu'il a une conscience vive de se recevoir totalement de Dieu en toute situation. Aussi la seule attitude conséquente qui s'impose, c'est la reconnaissance qui se fait action de grâce et louange.
Pour bien comprendre l'invitation à la louange adressée aux oiseaux, il faut la situer sur l'arrière-fond du Cantique des créatures où elle appartient naturellement. C'est un François aveugle, au corps émacié, déchiré par la souffrance et sentant venir la mort qui exprime le tréfonds de son âme dans ce Cantique, qui commence par une invitation universelle à l'inaccessible louange:
Très-Haut, Tout-Puissant, bon Seigneur,
À Toi sont la louange, la gloire et l'honneur et toute bénédiction.
À Toi seul ils conviennent, et nul homme n'est digne de te nommer.
Cette phrase introductrice reprend le thème du chapitre 23 de la Première Règle et de l'Exhortation à la louange de Dieu composée par François lui-même. Dieu seul est digne de louange parce qu'il n'y a aucun bien en-dehors de lui: «lui seul est le bien plénier, le bien universel, le bien total, le vrai et souverain bien» (1 Reg 23,9), qui «ne nous a fait et ne nous fait que du bien» (1 Reg 23,8). Aussi l'âme de François, libérée de toute attache aux vanités et aux illusions est-elle toute tendue vers le seul Bien. La louange n'est pas seulement un chant de sa bouche, mais la respiration de tout son être.
Pourtant il sait que sa louange ne peut atteindre le divin Bien. Lui, François, se sent si petit, si misérable, si pécheur et Dieu, lui, est si haut. «Indigents et pécheurs que nous sommes tous. Nous ne sommes pas dignes de te nommer» (Première Règle 23,5). Le Cantique reprend le thème: «nul homme n'est digne de te nommer». C'est l'expérience de l'inaccessible louange. Pour louer, il faut d'abord nommer. Malgré son indignité et son incapacité, François n'a de cesse et maintient son élan vers l'impossible saisie, l'inaccessible louange.
Seul, il se sent impuissant, mais peut-être qu'en se joignant à toute l'humanité, sa louange touchera-t-elle le port inabordable. C'est ainsi qu'au chapitre 23 de la Première Règle, il exhorte « tous les peuples, les races, les tribus et les langues, toutes les nations et tous les hommes, partout sur la terre qui sont et seront » à se joindre à sa louange. Dans le Cantique des créatures, il élargit son invitation à toutes les créatures: «Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures.» Cette fois, François introduit toutes les créatures dans son mouvement ascensionnel vers le Très-Haut. Le « avec toutes les créatures» signifie que non seulement François se met du côté des créatures, mais qu'il les entraîne dans son envol de louange. Il a découvert son lien cosmique. Le monde n'est plus objectivement en face de lui ; il est subjectivement en lui. Il a noué un lien de communion si fort avec toute la création qu'il peut appeler toutes choses, frères et sœurs. Il ne peut entrer dans l'inaccessible louange qu'en portant le monde dans son élan. La communion à la totalité se fait au-dedans : dans son effort, la « sève du monde » (Teilhard de Chardin) s'épanouit en louanges au Créateur.
Des créatures, François attend qu'elles l'aident à louer le Très- Haut. Il leur demande « de lui révéler quelque chose du Créateur, de sa puissance, de sa bonté, de sa beauté : il leur demande de lui souffler la louange inaccessible ». De la communion (avec) on passe maintenant à la médiation (pour) : « Loué sois-tu mon Seigneur, pour la lune, les étoiles, le vent, l'eau, la pluie, la terre parce que de Toi Très-Haut, il porte le signe». Cette médiation de révélation cosmique aide François à nommer le Très-Haut et à le louer.
Dans le Sermon aux oiseaux, François nomme ce que le Cantique omet de mentionner. Dans ce sermon comme d'ailleurs dans son Exhortation à la louange de Dieu, il invite les oiseaux et à travers eux, tous les animaux à entrer dans sa louange cosmique. François a besoin que sa louange soit portée par le chant de oiseaux. Il en- traîne tous les oiseaux et animaux avec lui dans son mouvement vers le Très-Haut. Ainsi le récit du Sermon aux oiseaux et les histoires d'animaux que raconte la légende franciscaine, évoquent une dimension essentielle de l'âme de François et un trait spécifique de sa spiritualité.
Résumé
La série d'évocations sur le rapport de François d'Assise avec les animaux est abordé ici à partir du récit du Sermon aux oiseaux qui s'impose par son ancienneté, son autorité et sa popularité. Le récit contient les principaux thèmes évoqués dans la cinquantaine d'histoires d'animaux rencontrés dans la Légende franciscaine: innocence originelle, harmonie, soumission des animaux, maîtrise des bêtes en soi-même, valeurs symboliques. Le rapport de François aux animaux n'est ni romantique, ni écologique mais mystique. Ce n'est qu'après avoir passé à travers les exigences d'une rude ascèse et d'une dépossession radicale qu'il redécouvre la portée épiphanique de la nature et le lien fraternel qui l'unit aux choses et aux bêtes. L'expérience érémitique a été le premier déclenchement d'un tel sentiment de fraternité avec les bêtes qui a trouvé dans le vita apostolica un second lien d'inscription. Le rapport de François aux animaux doit être compris sur l'horizon de son fameux Cantique des créatures qui est l'expression la plus puissante de sa vision mystique de l'interconnexion de toutes réalités créées.